Dans une interview accordée au confrère “DZfoot”, Paulo Duarte dresse le bilan de ses années passées à la tête de la sélection togolaise. L’ancien entraîneur des Eperviers du Togo fait un diagnostic du football togolais et évoque ses points faibles.
DZfoot– En rejoignant le championnat saoudien au mois de juin dernier, vous avez tourné une page de seize ans en Afrique entre sélections (Burkina Faso, Gabon, Togo) et clubs (Boca Libreville, CS Sfaxien, Primeiro de Agosto). Pourtant, lorsque vous avez rejoint le Burkina Faso début 2008, vous n’aviez encore jamais évolué comme joueur ou entraîneur hors du Portugal.
Paulo DUARTE – Lorsque j’ai terminé ma carrière de joueur, j’ai débuté celle d’entraîneur dans mon dernier club, l’União de Leiria. J’ai d’abord été l’adjoint de trois entraîneurs, dont Jorge Jesus, qui est aujourd’hui à Al-Hilal, ou José Gomes (actuel entraîneur de Zamalek), avant de reprendre l’équipe. Un jour, le manager de la fédération du Burkina Faso est venu accompagner un joueur burkinabè que j’avais dans mon effectif à Leiria, en stage pendant une semaine. Il a aimé ma façon de travailler et a envoyé un rapport très élogieux à son président. Quand j’ai quitté le club (fin 2007), j’ai immédiatement été invité par la fédération à venir relever le challenge. C’est comme ça que je suis arrivé en Afrique, un peu par hasard ! J’étais loin d’imaginer que je pourrais un jour travailler loin du Portugal, mais voilà, c’est une porte qui s’est ouverte pour moi.
Vous êtes surtout associé au Burkina Faso où vous avez passé sept ans en deux passages. Lors du premier, vous avez repris une sélection qui venait de rater la qualification aux deux dernières CAN, et en quatre ans vous avez transformé ce groupe en un acteur majeur du continent sur la décennie. Avec, juste après votre départ, une finale de CAN et un barrage CDM contre l’Algérie en 2013, puis une demi-finale de CAN en 2017 de nouveau avec vous.
Je le dis avec beaucoup d’humilité : l’équipe nationale du Burkina Faso, c’est un travail que j’ai dû débuter de zéro. Auparavant, l’expression de la sélection burkinabè dans le football africain était assez limitée. Les résultats sont venus plutôt rapidement, avec cinq victoires et un nul dès les six premiers matchs, ce qui nous a apporté une confiance extraordinaire. Et c’était parti.
Lorsque je suis revenu pour mon deuxième passage en 2016, le Burkina avait déjà disputé une finale de CAN, la machine était montée complètement, le modèle d’entraînement aussi, et ça a porté ses fruits. J’ai encore commencé dans une phase difficile, puisqu’il nous fallait prendre sept points sur les trois dernières journées pour nous qualifier à la CAN 2017 au Gabon, mais nous avons réussi. Nous avons lancé trois jeunes à l’époque, dont le gardien Hervé Koffi qui avait alors 19 ans.
Le Burkina a encore fait une grande compétition, et nous sommes passés très près d’une finale, quatre ans après la première. Nous avons réalisé une grande CAN, nous avons proposé le meilleur football du tournoi, mais manque de chance, nous avons été éliminés par l’Égypte aux tirs au but. Nous avons quand même terminé troisièmes en battant le Ghana, et consolidé encore un peu plus l’image du Burkina Faso. Aujourd’hui c’est une grande équipe que tout le monde respecte, membre du top 10 africain. Je continue de les suivre avec plaisir.
Cette 3e place à la CAN 2017 avec les Étalons, c’est votre meilleur résultat en Afrique. La considérez-vous comme un aboutissement de votre travail, ou gardez-vous le regret de ne pas avoir remporté le moindre titre ?
Il y a des regrets, parce qu’en étant proches d’une finale nous étions forcément proches d’un titre. Les finales sont là pour les gagner, pas seulement pour les jouer, et manquer une finale aux tirs au but est toujours un résultat ingrat. C’est une loterie. Normalement, mes deux meilleurs tireurs étaient Bertrand Traoré et Hervé Koffi (les deux derniers tireurs, qui ont échoué tous les deux). À l’entraînement, ils ont marqué leurs dix tentatives chacun… Malheureusement c’est comme ça, c’est le football, on ne peut pas changer la chance ! Et elle est très importante dans le monde du football.
Pour en venir au Togo, vous avez quitté votre poste auprès des Éperviers en juin dernier, après trois ans de travail sur place. Quels ont été vos premiers défis en prenant le poste à l’été 2021 ?
Mon défi principal a été de rendre sa fierté à une nation qui a eu son heure de gloire avec une grande génération, une grande équipe qui faisait alors partie du top 10 en Afrique, qui a même disputé une Coupe du Monde (en 2006). Mais quand je suis arrivé, il fallait remonter une équipe, il fallait tout reprendre. Au Burkina Faso j’ai commencé de zéro, et au Togo pratiquement aussi. Deux CAN consécutives manquées avant mon arrivée, plus de quatre ans qu’ils ne gagnaient pas à domicile en éliminatoires CAN (depuis septembre 2016 contre Djibouti)… J’ai commencé à renouveler l’équipe, j’ai dû conserver peut-être 7 joueurs de l’effectif sur les 25.
Nous avons fait un gros travail qui nous a demandé pas mal d’efforts, car nous avons intégré beaucoup de jeunesse, venant d’équipes qui n’évoluaient pas nécessairement à un niveau très relevé mais où nous pouvions trouver de bons joueurs. Notamment en deuxième ou troisième division allemande, plusieurs binationaux. La première année a été difficile, il faut le dire, car nous n’avions pas encore pu faire suffisamment d’ajustements. Mais petit à petit, nous avons bâti une équipe qui a bien progressé et au bout d’un an et demi, nous avons réussi à monter un collectif fort, avec beaucoup d’options de qualité. Une équipe pour l’avenir.
Quelles sont les forces et faiblesses de cette sélection sur le terrain ?
Nous avons raté la dernière CAN parce que malheureusement nous avons joué contre de grands adversaires (Burkina Faso et Cap-Vert) et nous aurions mérité mieux, nous avons souvent perdu sur des erreurs individuelles. Nous avons pratiqué un football de qualité, nous avons su rapidement poser des problèmes aux grandes équipes (le Togo avait le Sénégal dans sa poule de qualification à la CDM 2022, et a de nouveau le Sénégal ainsi que la RD Congo dans sa poule pour la CDM 2026), mais, malheureusement, nous avons eu des soucis d’efficacité. La chance n’a pas accompagné notre qualité de jeu.
À chaque match, nous nous créions six ou sept situations franches, plusieurs face-à-face avec le gardien, et nous les manquions. Quand ça arrive à chaque match, c’est fatigant. Mais en soi ce n’est pas le plus grave, car si tu rates il y a toujours 0-0. Nous avons surtout encaissé beaucoup trop de buts après la 80e minute sur des erreurs individuelles, notamment du gardien. Nous rations devant, et nous donnions des cadeaux derrière, voilà ce qui nous a empêchés de nous qualifier. Pas la qualité de jeu, pas la force de l’équipe, mais essentiellement l’efficacité. Et c’est fondamental dans le football.
Le grand public connaît assez peu de joueurs de cette équipe. Lesquels nous recommandez-vous de surveiller ?
Karim Dermane (20 ans, Lommel, milieu axial) est très important. C’est une machine, une bombe de force et de technique, un joueur d’élite. Il fait partie du City Group, d’ailleurs il aurait normalement dû être avec Manchester City cette saison. Je l’ai repéré dans une académie au Ghana, un ami agent lui a fait rejoindre les Pays-Bas (les jeunes du Feyenoord Rotterdam). Hélas, il a fait six mois sans jouer, donc j’ai demandé à cet agent de le faire sortir de là, parce que ce n’est pas un joueur fait pour évoluer en réserve ou avec les juniors. Il a réussi à le placer auprès de Manchester City, qui l’a envoyé l’an dernier en deuxième division belge pour qu’il joue directement, car il manquait de compétition. Il arrivait d’une académie en Afrique, il n’avait pas l’habitude d’évoluer en compétition senior, de devoir s’adapter à ce niveau de difficulté. Et il a fait une saison formidable, il a été élu homme du match une douzaine de fois. C’est un énorme petit joueur, qui “massacre” les adversaires avec sa puissance dans le pressing et sa capacité à transporter le jeu.
Il y a d’autres joueurs de grande qualité, comme Ihlas Bebou d’Hoffenheim (30 ans, blessé actuellement), mon attaquant, qui était déjà là quand je suis arrivé et qui a beaucoup progressé, dans la philosophie de jeu et la mentalité. Djené Dakonam (32 ans, capitaine de Getafe en Liga, défenseur central), que l’on connaît, un immense capitaine. Kevin Denkey (24 ans, Cercle de Bruges, attaquant) qui était remplaçant auparavant avec moi et qui vient de connaître une belle progression et de réaliser une grande saison (28 buts en 39 matchs avec son club en 2023-2024). Il y a aussi Yaw Annor (27 ans, Bank El-Ahly, ailier), un petit qui joue en Égypte, très fort, très rapide, le long de la ligne. Thibault Klidjé (23 ans, Lucerne, passé par la réserve de Bordeaux), un second attaquant d’1,70 mètre, jeune et petit de taille mais qui monte très haut en sautant, c’est incroyable.
Après, on a Roger Aholou (30 ans, ES Tunis), un milieu d’expérience, qui assure l’équilibre de l’équipe. Khaled Narey (30 ans, Al-Khaleej), un joueur binational allemand passé par le PAOK que j’ai convaincu de jouer pour nous. C’est une des grandes forces de cette équipe, un ailier droit que j’ai reconverti en latéral droit parce que pour la première fois de ma vie, j’ai dû jouer en 3-5-2. Il y a Kodjo Fo Doh Laba (32 ans, Al-Aïn), un ailier capable de jouer attaquant ou numéro 10, que j’ai aussi utilisé comme latéral droit ou gauche. Et il y a de la qualité aussi parmi les plus jeunes, comme l’axial Kevin Boma (21 ans, Estoril). Je pense que l’avenir du Togo sera radieux. Plusieurs joueurs vont arrêter dans les années qui viennent, Fo Doh Laba, Djené, Alaixys Romao qui a 40 ans, mais l’équipe est là. Il y a la quantité et la qualité.
Au classement pour la CAN 2025, l’Algérie est seule en tête avec 6 points après deux journées, et le Togo semble déjà mal embarqué avec deux nuls, dont un contre le Liberia à la maison. Pensez-vous que cette équipe aura ce qu’il faut pour terminer devant la Guinée Équatoriale, qui s’apprête à affronter à deux reprises le Liberia ?
La grande difficulté du Togo, c’est de gagner à domicile. Quand je suis arrivé, ça faisait donc plus de quatre ans qu’ils n’avaient pas gagné à la maison en éliminatoires CAN. Ensemble nous avons joué huit matchs à la maison, nous avons fait six nuls, une défaite contre la Namibie et seulement une victoire (contre le Cap-Vert, en septembre 2023). La Namibie c’était mon premier match à domicile, on aurait pu gagner 7 ou 8-1 mais nous avons perdu, avec un but hors-jeu d’un mètre… Le problème est psychologique. Le Togo à la maison ne gagne pas, il est écrasé par la négativité.
Même quand l’équipe mène à la 90e, elle souffre, et elle encaisse souvent un but. Nous avons essayé de changer ce sentiment, nous avons recommencé à gagner des matchs, mais cette négativité est installée et l’équipe se met facilement en difficulté. Ça s’est répété beaucoup de fois. Donc le grand défi du Togo, c’est de réussir à changer cette énergie négative en énergie positive. Surtout que, même si ce n’est pas la même Algérie qu’il y a cinq ans, elle est forte différemment, et qu’il faut faire attention à cette Guinée Équatoriale qui a beaucoup progressé en quelques années.
On se souvient bien de la participation du Togo en Coupe du Monde, avec la génération dorée du football togolais, Emmanuel Adebayor, Kossi Agassa, Jean-Paul Abalo, Thomas Dossevi, Romao déjà… Mais depuis cette CDM 2006, le Togo n’a participé qu’à trois CAN en dix-huit ans, la dernière en 2017. Comment expliquez-vous un tel passage à vide ?
C’est le problème de beaucoup d’équipes africaines : l’entraîneur ne prend pas la peine de renouveler son équipe. Ils n’ont pas la patience de renouveler doucement, d’intégrer de jeunes joueurs pour que progressivement, il n’y ait plus les mêmes têtes trois à cinq ans plus tard. Par exemple, je pense qu’actuellement le Ghana souffre de ça. Le Togo souffrait aussi de ça quand j’ai repris l’équipe. Pourtant la progression, c’est très important.
Bien sûr, c’est plus facile pour l’entraîneur d’aligner les meilleurs joueurs, les vedettes, car ça lui permet de ne pas créer la confusion. Mais ce n’est pas le chemin. L’entraîneur doit s’affirmer comme le leader. Il doit penser au jeu, évidemment, mais renouveler est essentiel. Et le Togo a eu ce problème. Quand je suis arrivé, je n’avais aucun latéral droit ou gauche, aucun gardien, aucun milieu défensif (Romao avait été mis de côté par Claude Le Roy)… Donc ça veut dire que mes prédécesseurs n’avaient pas pris la peine de se préoccuper de l’avenir de l’équipe.
Ils ont joué pendant pratiquement six ou sept ans avec les mêmes joueurs, et quand c’est comme ça, arrive un moment où l’équipe est vieillissante, où il n’y a plus de lien entre les anciens et les jeunes. Beaucoup d’équipes en Afrique en souffrent. Et à mon avis, ce sont les fédérations qui devraient mettre la pression sur leurs coachs, pour les pousser à regarder le championnat local, à tester de nouveaux joueurs… Car quand un entraîneur pense seulement à lui-même, il ne pense pas à l’avenir. Et ce sont toujours les équipes nationales qui finissent par en pâtir.
Les observateurs étaient assez unanimes au sujet de la progression de cette sélection sous vos ordres, sur le terrain et aussi en-dehors, sur la façon dont vous avez construit ce groupe, en responsabilisant certains jeunes, en amenant de la rigueur… Quel bilan tirez-vous de vos trois ans à la tête du Togo ?
Aujourd’hui, au Togo, il y a une belle équipe. Nous jouions un football de grande qualité, vraiment. Tout le monde était content de l’équipe et de la qualité de jeu. Mais nous manquions beaucoup trop d’occasions. Et dans le football moderne, si tu ne marques pas tu souffres. J’ai pu construire une équipe formidable, j’ai redonné de l’espoir au Togo, et ce qu’il faut pour redevenir une sélection qui compte en Afrique. Mais il faut réussir à se qualifier pour la CAN. C’est ce qui apportera de la visibilité au travail, de l’expérience et de la maturité aux joueurs. Et qui leur donnera la possibilité de progresser, de travailler en confiance. Jouer la CAN, c’est fondamental.
Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter le Togo pour l’Arabie Saoudite ?
Je suis triste d’être parti, je ne souhaitais pas partir et il faut le dire. C’est d’ailleurs la première fois que j’en parle publiquement. Ma volonté était de rester encore deux ou trois ans au Togo, parce que j’avais un projet énorme que je voulais mener à bien, avec des gens que j’aime beaucoup, qui m’ont toujours considéré comme un élément fondamental de la progression de leur football. Mais tout s’est passé très rapidement, autour du match en RD Congo (le 9 juin, dans le cadre des éliminatoires CDM 2026). En à peine quelques jours il m’a fallu prendre une décision. Et je ne pouvais pas refuser une offre du Golfe, car il y a longtemps que je veux y aller.
Jorge Jesus est mon ami et mon professeur. Tout ce que j’ai appris dans le football, c’est avec lui et José Mourinho. Pour moi, il fait partie des cinq meilleurs entraîneurs du monde. Il y a cinq ans, je lui ai demandé de m’aider à rejoindre le Golfe, et l’été dernier, il m’a contacté pour me dire qu’il y avait une possibilité dans un club qui venait de monter. Après lui avoir demandé ce service il y a cinq ans j’avais une obligation morale, car refuser aurait été ingrat de ma part et j’aurais perdu un ami. Donc j’ai sacrifié mon poste de sélectionneur du Togo pour ne pas trahir cette amitié. C’est avec regret que j’ai dû laisser un pays fantastique, des gens fantastiques, une équipe formidable.
Affronter de grands joueurs et de grands entraîneurs presque chaque semaine, c’est un environnement de travail qui vous permet d’encore progresser dans votre métier ?
L’Arabie Saoudite représente un bond dans ma carrière d’entraîneur. Je ne suis pas parti pour l’argent, puisque mon salaire ici est exactement le même qu’au Togo. Je suis venu par respect pour mon mentor, et aussi pour rejoindre la famille de tous ces grands joueurs et entraîneurs mondiaux. Le centre du monde du football est pratiquement ici, désormais on parle du football saoudien comme on parle du football italien. Il y a une visibilité énorme, d’immenses artistes comme Cristiano Ronaldo, Karim Benzema, de grands entraîneurs comme Jorge Jesus… Mêler mon nom à tous ceux-là me permet forcément de donner de la visibilité à mon travail.
Vous avez 55 ans, vous avez laissé un très bon souvenir sur le continent, et même un héritage dans certains pays. Peut-on s’attendre à vous revoir sur un banc africain un jour ?
C’est sûr que je vais y retourner, parce que l’Afrique m’a marqué. Elle m’a aussi donné une qualité de vie, c’est en partie pour ça que j’avais choisi d’entraîner une équipe nationale : tu peux à la fois exercer le métier que tu aimes et être avec ta famille. Chaque mois je restais trois semaines au pays et je rentrais une semaine au Portugal. Ça me faisait douze semaines en famille chaque année, en club c’est impossible. Mais oui, je vais y retourner, c’est sûr. Et j’espère que ça marchera bien encore.
Source: DZfoot